dimanche 21 septembre 2008

21 septembre 2001 - Anniversaire


Je m'étais levée tôt ce jour-là, bien décidée à profiter du début de matinée pour mettre de l'ordre dans mes papiers et mon courrier professionnel, avant l'arrivée de ma secrétaire et notre préparation du planning de la semaine suivante.

Je me souviens (c'est une des rares fois où ma mémoire conserve la trace de ces infimes détails sans intérêt), que je portais un tailleur pantalon en lin léger, un chemisier clair et des chaussures plates. J'ai dit au revoir à mon mari qui restait à notre domicile pour travailler sur des dossiers, et j'ai quitté l'immeuble où nous habitions, dans le centre de la ville, presque en même temps que ma fille cadette qui terminait des études de chimie. J'ai marché à pied dans les rues désertes. Le matin était calme, à peine frais pour la saison. La journée promettait d'être chaude. J'ai longé la façade du club de gym des boulevards en songeant qu'il serait bien que je trouve un peu de temps pour moi...

Plongée dans mes pensées, j'ai traversé le marché des boulevards. Les acheteurs ne se pressaient pas encore dans les allées, et les commerçants papotaient entre eux tout en finissant d'installer leurs étals. Subitement j'ai pris conscience que ce marché que je connais si bien et depuis si longtemps, me paraissait tout à coup étranger. Drôle d'impression ! Depuis le 11 septembre, il y avait quelque chose d'indéfinissablement nouveau dans l'air de la ville, une sorte de tension invisible et pourtant bien palpable, qui n'épargnait pas même les commerces de plein vent.

De mon bureau, au quatrième étage d'un immeuble moderne aux parois vitrées, j'ai appelé mon fils pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Et je me suis plongée dans mon travail, mes lettres et mes dossiers. Le bonjour timide de ma secrétaire ne m'a pas tirée de ma concentration.

Au milieu de la matinée, alors que je regardais par la fenêtre la ville se farder des couleurs de l'automne tout en songeant qu'un petit café serait le bienvenu, je me suis sentie tanguer, bizarrement, de gauche à droite puis de droite à gauche, sans trop réaliser ce qui se passait. Quelques secondes plus tard, un grondement sourd et profond m'a confirmé que quelque chose d'anormal venait de se produire. Ma secrétaire affolée s'est précipitée vers moi, m'interrogeant du regard comme si je me devais d'avoir réponse à tout. Au même moment l'alarme de l'immeuble s'est déclenchée, créant à chaque étage et dans les coursives du bâtiment, une confusion indescriptible. Rien a voir avec l'habituelle nonchalance des exercices d'entraînement.

Après avoir mis ma secrétaire sur la bonne voie de l'issue de secours, j'ai fermé les armoires, éteint les ordinateurs et les lumières du bureau, mis l'agenda du secrétariat dans mon sac, puis j'ai claqué la porte comme à la fin d'une journée ordinaire. Mon voisin faisait de même et nous avons ensemble rejoint sur l'esplanade les rescapés de l'affolement général. De petits groupes s'étaient formés, par affinités. Je me retrouvais avec deux sympathiques occupants des étages supérieurs qui m'expliquèrent avec le sourire et moult gestes destinés à mieux me faire comprendre, combien sur les sommets le tangage est sensible. Les plus paniquées étaient les secrétaires et la mienne méritait une mention très bien.

J'appelais mon mari. Lui aussi avait senti la secousse. Cela me conforta dans l'idée que la déflagration était violente et lointaine. Alors, à l'évidence, je crus que mes inquiétudes anciennes étaient devenues réalité. J'imaginais l'explosion de la SNPE, cette usine à tuer adossée à la ville. Le phosgène qu'elle produisait sans relâche allait répandre son nuage toxique sur Toulouse et engloutir ses habitants comme ce fut le cas à Bhopal. Le pire était devant nous, j'en étais sûre. Ce pressentiment s'amplifia lorsque l'un des vigiles de l'immeuble nous indiqua que les informations qu'on venait de lui donner permettait de penser que c'était l'usine AZF, voisine de la SNPE, qui avait explosé. Alors, en un centième de seconde, j'ai pensé à ma fille, peut-être morte écrasée sous les gravas de son école de chimie, si près du site, à ma marraine âgée qui habitait à quelques rues de l'usine, à ma sœur et à mon beau-frère, dans l'hôpital qui fait face à l'usine. J'ai cru, j'ai vraiment cru qu'ils étaient tous morts. Je les voyais ensanglantés, déchiquetés par la force de la déflagration, et leurs visages souriants se superposaient à cette vision d'horreur. Et là, pour l'unique fois de ma vie, j'ai connu l'effet du stress, celui qui paralyse, annihile la pensée, bloque les fonctions vitales. Je devenais la souris du Professeur Laborit, incapable d'agir, ni même de réfléchir. Ce flottement dura plusieurs minutes pendant lesquelles je regardais parler mes voisins dans un brouillard laiteux, le corps tétanisé, la cervelle en bouillie. Enfin, reprenant mes esprits et comprenant qu'il était inutile d'attendre, je conseillais à ma secrétaire de rentrer chez elle sans tarder (il lui fallait traverser la Garonne et je supposais le métro arrêté). Puis, je partis à pied.

Dans les heures qui suivirent l'explosion, et qui me parurent les plus longues de ma vie, je ne pus rien faire qu'attendre. Les communications étaient coupées, les transports interrompus, un large périmètre autour de la zone, impossible d'accès. Je m'arrêtais au bureau de mon fils, à quelques pâtés de maison du mien. Devant ma mine angoissée, Fils Chéri consentit à m'accompagner. Sa sœur ? Sa tante, son oncle, son cousin ? Il se taisait, mais son regard était plus sombre que d'habitude, et ses enjambées si larges que je devais presque courir pour le suivre. Nous nous séparâmes. Lui franchissait le pont et poursuivait vers le Sud à la recherche de sa sœur, tandis que je regagnais mon domicile, et surveillais le téléphone. Ma gorge picotait légèrement. Je rentrai.

Mon mari, qui avait eu quelques échos de la situation, des morts et des nombreux blessés, du chaos de la zone, des quartiers ravagés et des risques toxiques me cacha ce qu'il savait pour ne pas m'affoler un peu plus. Mais je le sentais inquiet. Il avait obturé les arrivées d'air extérieur et conseillait à nos voisins de faire de même. Je ne sais si cette protection aurait été efficace (j'en doute) en cas de dispersion du phosgène, mais elle aurait eu le mérite de nous épargner quelques vapeurs chlorées si les vents avaient porté jusqu'à nous le nuage chimique qui s'effilochait lentement.

Ce n'est que quelques jours plus tard, alors que le site de la SNPE (le site le plus redoutable de toute notre zone Seveso urbaine) avait été en grande partie sécurisé, et les gaz mortels expatriés vers d'autres sites (merci pour eux!) par un incessant ballet de camions qui encombra la route nationale de l'Atlantique pendant de nombreuses semaines, que l'on apprit la réalité de ce risque de suraccident que je redoutais tant. Le Préfet s'était même, dit-on, posé la question de l'évacuation de certains quartiers de la ville. A ce stade de l'histoire, je voudrais donner un très grand coup de chapeau à tous ces pompiers et techniciens hautement spécialisés qui ont sans doute mis leur vie en danger pour éviter que le pire ne se produise, et dont l'intelligence, le professionnalisme et la modestie forcent le respect.

Mais ce 21 septembre 2001, à midi et demi, soit plus de deux heures après l'explosion, je ne savais toujours rien de ma famille. Ce n'est que vers 14 heures qu'enfin je fus partiellement rassurée par l'arrivée de ma fille, extrêmement choquée, mais à peine égratignée. Ma vieille marraine dont les vitres avaient été soufflées et qui ne devait qu'au sixième sens de son caniche adoré de n'avoir pas été écrasée par un panneau de fenêtre projeté sur le lit où elle se reposait quelques instants plus tôt, ma marraine était à l'abri chez une amie voisine. Les communications redevenaient possibles et nous avons pu rassurer nos filles éloignées qui sanglotèrent de soulagement en entendant nos voix. Mais de ma sœur, aucune nouvelle. Il était tard lorsqu'elle m'appela enfin sur mon portable : "oui ils étaient tous les trois sains et saufs, mais elle et son mari travaillaient toujours au transfert des malades vers d'autres hôpitaux, non elle n'était pas rentrée chez elle mais savait son appartement dévasté, oui son fils était à l'abri, oui elle était épuisée." Sa voix me paraissait étonnement calme, presque artificielle. Ce n'est que le lendemain que je compris vraiment. Même les reportages télévisés n'ont pu rendre parfaitement le sentiment oppressant de profonde désolation qui saisissait à la gorge en pénétrant dans la zone déchiquetée, l'air gris et vicié, les éclats de vie projetés sur le sol...

Ma marraine est morte quatre mois après l'explosion, ses vieilles bronches définitivement brûlées par les vapeurs chlorées. Elle ne fut pas comptée parmi les victimes de la catastrophe. Ma fille cadette pleura beaucoup, évacua sa peur, mais garda très longtemps, et aujourd'hui encore, un réflexe de fuite au premier bruit violent. Mon fils ne fêta pas ses vingt-cinq ans ce jour là. Ma sœur et mon beau-frère remirent à neuf leur bel appartement. Ils ont depuis peu réintégré leur ancien lieu de travail totalement restauré. Quant à moi, l'explosion d'AZF, si elle ne me laissa aucune séquelle physique, fit émerger à ma conscience des vérités trop longtemps enfouies et modifia profondément le cours de ma vie. Mais cela, c'est une autre histoire.

Ce message n'a pas d'autre ambition que de raconter –partiellement- ma journée du 21 septembre 2001. Je ne parle ici que de ceux qui me sont proches. Mais ma pensée va bien souvent vers toutes les familles endeuillées par ces morts qui auraient sans doute pu être évitées, les trente morts officielles bien sûr, mais aussi toutes les autres, les morts considérées comme autant de dégâts collatéraux et honteusement exclues des statistiques. Je pense à ceux qui souffrent encore dans leur chair, leur cœur ou leur tête, de cette tragédie, et dont on ne parle plus, à ceux dont les souvenirs d'une vie ont soudainement volé en éclats, un matin lumineux de septembre ... Je pense à eux.


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